Extrait de Saga

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Je vous propose de découvrir les trois premiers chapitres de Saga.  Bonne lecture !

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« Le passé pèse sur le présent comme le cadavre d’un géant »

Nathaniel Hawthorne

 

La route

 

Quand j’étais enfant et que nous montions en voiture chaque été vers la Suède, le pays natal de ma mère, je me souviens que c’était un long périple interrompu par une parenthèse hors du temps, lorsque nous traversions la mer du Nord sur un immense ferry qui nous emmenait d’Amsterdam à Göteborg en vingt-cinq heures. La voiture restait en cale, avec des centaines d’autres, et nous partagions notre temps entre les boutiques, les restaurants et la piscine extérieure ; il y avait aussi une piscine à balles – la seule et unique que j’ai jamais vue dans mon enfance – alors qu’aujourd’hui il n’y a pas une garderie qui n’ait sa piscine à balles, et qu’on peut même avoir sa piscine à balles privée dans son salon. J’ai le souvenir de nuits difficiles lorsque nous avions, mon frère et moi, l’estomac vrillé par le mal de mer, et que mes souhaits oscillaient entre l’envie d’aller jouer encore un peu aux machines à sous dans lesquelles nos parents nous laissaient avec bienveillance perdre quelques couronnes et le besoin impérieux de me retrouver le plus vite possible sur la terre ferme.

Le ferry longeait les côtes et nous étions sur le pont, nous voyions la terre si proche de longues heures avant d’accoster. Quand le moment était venu de débarquer, il fallait encore patienter dans la voiture que le flux des véhicules nous permette enfin de quitter le navire. Mon père ne manquait pas de nous raconter chaque fois la même anecdote : seulement quelques années auparavant les suédois roulaient encore à gauche, et il y avait immanquablement un arrivant qui, au sortir du bateau, oubliant ce détail, provoquait au mieux un embouteillage, au pire un bel accrochage.

Il ne nous restait alors pas loin de cinq cent kilomètres à parcourir avant d’arriver chez Stina, la cousine de ma mère, qui nous accueillait invariablement en criant et en agitant ses bras dès qu’elle apercevait notre voiture qui s’avançait sur les derniers cent mètres du chemin, comme si elle craignait que nous ne nous arrêtions pas.

Quelques années plus tard, les billets d’avion leur sont devenus plus abordables, et mes parents ont préféré ce moyen de transport. Ils ont également acheté une maison, une vieille maison typique de Dalécarlie, toute en bois et peinte en rouge, avec un porche sculpté, vert, tout comme les encadrements de fenêtres. La maison est entourée d’un jardin planté de bouleaux et de sorbiers et se trouve à quelques minutes à pied seulement de celle de Stina. C’est un hameau d’une douzaine de maisons, coincé entre un lac et la forêt immense, la forêt scandinave où l’on peut marcher des jours sans croiser une âme, la forêt aux cimes bleues qui se découpent sur le feu du soleil de minuit, la forêt magnifique dans laquelle on n’ose pas trop s’aventurer, parce que les ours, les loups et les lynx y vivent très bien sans nous.

J’y ai grandi chaque été un peu plus vite que l’hiver. J’y avais quelques camarades de jeux, j’imaginais leurs vies, là-haut, pendant que j’étais à Paris et je les ai longtemps crus en vacances, en été perpétuel. Nous nous écrivions parfois, peut-être une lettre par an, sur du papier « par avion » très fin, d’une écriture serrée, sur le recto et le verso, parce qu’il fallait rentabiliser le timbre-poste. Il y avait Gunilla qui était un peu plus âgée que moi, sa sœur Harriet, qu’on surnommait la brune, parce que sa blondeur n’était pas aussi angélique que celle de son aînée. Il y avait aussi Isak le timide, le poète viking qui avait ému mon cœur d’adolescente.

Je roule vers le Nord. L’avion est certes rapide mais j’aime la sensation de totale liberté que j’ai à conduire seule… Je roule et je n’ai plus besoin de prendre un ferry pour rallier la Suède, je roule sur l’Öresundsbron et ses seize kilomètres de route miraculeusement suspendue à soixante mètres au-dessus de la surface de la mer. Une armée improbable d’éoliennes surgit de l’eau. Dans quelques minutes je serai en Suède. Nous sommes en octobre et ce sera l’automne, l’automne déjà bien avancé que je ne connais pas là-bas, pour avoir toujours été contrainte de caser mon besoin annuel de calme absolu dans le cadre strict du calendrier scolaire français. L’automne que j’appréhende un peu, l’automne incongru, comme si pour moi la Suède n’existait qu’en juillet.

« Lennart ne va pas bien, pas bien du tout », m’a dit Maman avant-hier au téléphone (ça m’a toujours semblé étrange que ma mère appelle son propre père par son prénom). « Je pars ce soir, a-t-elle repris, Stina viendra me chercher à l’aéroport. » Maman et son père n’ont jamais été très proches, en tout cas pas aussi proches qu’elle l’aurait souhaité, Lennart a toujours été un vieux bonhomme taciturne et solitaire, qui n’a manifesté aucun intérêt pour la naissance de ses petits-enfants et encore moins pour celle de ses arrière-petits-enfants. J’ai beau essayer d’imaginer ce qu’il a pu être autrefois, je ne peux me représenter ce vieillard de quatre-vingt-onze ans que comme je l’ai toujours – et si peu – connu : distant mais poli, courtois mais pas concerné. Ma grand-mère est morte alors que ma mère n’était encore qu’un bébé. Lisbeth, la sœur de Lennart et mère de Stina qui n’était alors pas encore née, s’est occupée de ma mère comme de sa propre fille. Plus tard, elle a été, et est encore aujourd’hui, une grand-mère adorable pour mon frère et moi.

« Tu veux que je vienne ? » ai-je demandé. L’idée de voler quelques jours à la grisaille parisienne que je supporte de moins en moins me séduit, même si l’occasion ressemble peu à des vacances. Mon grand-père est en train de mourir, je ne suis pas triste, je ne le connais pas. Je l’ai rencontré quelques fois, lors de rares réunions de familles, il sait que j’existe : nos rapports s’arrêtent là. J’ai posé la question mais quelle que soit la réponse, j’ai déjà décidé, à la seconde même où j’ai compris la situation, que j’allais partir, trop heureuse de cette bonne excuse pour m’échapper de Paris.

« Mon-grand-père-est-en-train-de-mourir-et-j’ai-besoin-de-quelques-jours-pour-rejoindre-ma-famille ».

Je me suis entendue prononcer cette phrase comme on dit une formule magique. Je travaille dans le cabinet d’un généalogiste successoral. Mon travail consiste essentiellement en recherches, j’écume les mairies et les archives, et l’odeur poussiéreuse du vieux papier est mon – agréable – lot quotidien. Ici, quand quelqu’un meurt, c’est plutôt une bonne nouvelle. Un inconnu se découvre un ancêtre insoupçonné en touchant le jackpot.

« Bien sûr, vas-y, prends des manteaux, il neige là-bas, non ? » Jacques n’a pas osé ajouter « ramène-nous un pingouin », à cause du grand-père mourant, certainement. Des manteaux, il a dit, comme si j’allais enfiler plusieurs manteaux les uns par-dessus les autres. Comme si la Suède ne connaissait pas le chauffage et comme si je partais en expédition dans une contrée hostile… Ça m’a toujours un peu agacée, cette méconnaissance qu’ont les français des pays nordiques. Partir en vacances en Suède est perçu comme un sacrilège, une insulte aux cocotiers… Qu’importe, au moins là-bas, j’ai du silence, pas de voisins à moins de deux-cents mètres. Je respire une fois par an. Mais il faut être honnête, la vision de la France qu’ont beaucoup de suédois n’est pas beaucoup plus réaliste : la France se résume à Paris et à la Côte d’Azur, la Riviera comme ils disent, et une française digne de ce nom se doit de manger du foie gras au petit déjeuner, de boire du vin rouge dès que l’occasion s’en présente ou même quand elle ne se présente pas, de préférence en déshabillé Chanel et impeccablement maquillée.

Ça y est, je suis en Suède. J’allume mes phares, c’est obligatoire quelle que soit l’heure du jour. J’ai faim et je m’arrête au premier kiosque Sibylla[1]. D’ailleurs, même sans faim je m’y serais arrêtée. Les korv med mos och Boston gurka[2], c’est un passage obligé. Quand j’ai ce goût-là dans la bouche, je sais que je suis vraiment en Suède.

Je vérifie mon téléphone, il s’est automatiquement connecté au réseau mobile local. J’appelle Guillaume. La ligne est mauvaise, il me répond de sa voiture comme le plus souvent, quelque part en région parisienne, entre deux rendez-vous. J’ai pris la route hier soir, après avoir couché les enfants. Je les ai prévenus que je partais en voyage, que j’allais voir Mamie dont le papa était très malade, et que je serai absente quelques jours. Guillaume me dit que tout va bien, qu’il leur a réexpliqué ce matin pourquoi je n’étais pas là à leur réveil. Il les a déposés à l’école et ils étaient de bonne humeur. Avoir leur papa pour eux tout seul est suffisamment exceptionnel pour que cela compense les petits inconvénients dus à mon absence. Guillaume va entrer dans un parking souterrain, la communication risque d’être interrompue.

« Bisou, je t’aime, je te préviens dès que j’arrive là-bas. »

Je raccroche et j’appelle Maman. Elle répond presque aussitôt, avec un « hallo » chantant. Elle a beau voir s’afficher mon numéro sur l’écran, le « allo » français, n’est pas de mise : elle est en Suède. Ma mère a passé les deux tiers de sa vie en France et parle parfaitement le français. Tout le monde dit qu’elle a gardé de sa langue maternelle un accent charmant, mais je ne l’entends pas : l’habitude, sans doute. On m’a dit que parfois je prends ce même accent : ma langue maternelle, c’est le français avec un accent suédois.

Elle est à l’hôpital. L’état de Lennart empire de jour en jour. Les médecins n’ont pas vraiment posé de diagnostic si ce n’est la vieillesse. Tout son corps est usé, en bout de course. Son cœur, son foie, ses reins s’éteignent doucement et lui avec. Il dort la plupart du temps, épuisé, parvient encore à articuler quelques mots, mais une conversation est impossible.

Mon-grand-père-est-en-train-de-mourir…

Il est presque midi et il me reste sept-cents kilomètres à parcourir. J’arriverai probablement dans la soirée. Je n’ai pas l’habitude de conduire sur de longues distances et je préfère m’arrêter souvent, prendre mon temps.

Je gratte le reste de purée au fond de la barquette en carton, j’ai finalement abandonné l’idée de couper en morceaux la saucisse avec l’unique couvert en plastique qui m’a été fourni, une fourchette à trois piques dont une, dentée, figure un couteau et qui s’est cassée à la première tentative. Un grand café servi dans un verre en carton, noyé de crème et de sucre, et il est temps de repartir. Je vide mon plateau dans la poubelle et je sors. J’allume une cigarette, même elle a un goût différent. Elle vient pourtant du paquet que j’ai acheté en France… Ça doit être l’air d’ici. Je monte dans la voiture et je démarre.

Les collines boisées et les lacs succèdent aux vastes prairies et les plaines de Scanie ne sont bientôt plus qu’un souvenir. A Paris, les enfants doivent être en train de goûter, ici il fait déjà nuit. J’ai longé le lac Vättern aux eaux violettes et j’ai vu le soleil s’y noyer, à peine retenu dans sa chute par les branches des bouleaux pleureurs aux feuilles jaunies par l’automne. De part et d’autre de la route, la forêt se fait de plus en plus dense. Des sapins et des bouleaux principalement, aux pieds desquels s’étale un lit de mousse, d’airelles et de myrtilles. De grosses pierres, si grosses que c’en sont presque des rochers, sont échouées çà et là, charriées il y a bien longtemps par la fonte des neiges. Bientôt je m’arrêterai à Örebro où une pause sera bienvenue. De là, il ne me restera plus que deux cents kilomètres. J’ai passé une nuit blanche et la fatigue se fait cruellement sentir.

La pause se transforme en sieste. J’ai abaissé le siège passager, m’y suis installée aussi confortablement que j’ai pu, allongée sur le côté et les jambes repliées, avec un coussin de voyage gonflable pour protéger mes genoux du dur contact de l’accoudoir intégré de la porte. Je n’ai rouvert les yeux qu’une heure et quart plus tard.

Je reprends la route. Le café, en Suède, est si léger qu’il ne me sera d’aucune aide pour combattre la fatigue. Je casse en deux un comprimé effervescent de cocktail vitaminé, et fais passer les deux moitiés par le goulot d’une petite bouteille d’eau. Ça sera certainement plus efficace que le café.

Ce soir je dormirai dans ma chambre de jeune fille : je n’y ai pas dormi seule depuis que j’ai ren­contré Guillaume, mais la décoration est restée inchan­gée. Classique, claire et typiquement scandi­nave, elle me convient bien : murs blancs, plancher brut aux lames très larges, tapis en lirette et meubles en bois peint. Je réalise d’ailleurs que dans mes choix de meubles ou de couleurs j’essaie encore aujourd’hui de retrouver cette ambiance apaisante.

Falun, dernière grande ville avant le point final de mon périple. Enfin grande, tout est relatif : quarante mille habitants ça fait quand même pas mal de monde. Falun dont la mine est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, et qui a contribué à la grandeur du château de Versailles en fournissant le cuivre qui en recouvre les toitures. Il reste à peu près cinquante kilomètres mais j’ai l’impression d’être déjà arrivée. Je suis enfin en Dalécarlie, Dalarna en suédois : les vallées. C’est une alternance de collines et de lacs, de forêts de sapins bleus, de pierres couvertes de mousses rouges et vertes et de brume. A partir de maintenant, je connais chaque virage, chaque maison au bord de la route, chaque arbre, chaque pierre.


Lennart

J’ai dormi d’une traite, épuisée par le voyage, rassurée par le cocon feutré de ma chambre, la douceur du feu dans le poêle en faïence, la présence de Maman. Nous partons toutes les deux pour l’hôpital de Falun et je refais la route à l’envers. Un virage à gauche, une ligne droite, on traverse un village, une station-essence, un jardinet saturé de nains en céramique, un lac sur la droite, encore un virage, un nouveau village, un pont en bois, un lac sur la gauche…

Falun est une calme ville de province, lente, statique, dont la pensée ne m’évoque que des images fixes, sans aucun mouvement. Rien ne bouge, ni les vitrines inchangées du musée de la mine, ni les devantures des magasins, même l’accent de ceux qui y vivent est traînant, comme si la seule urgence était d’économiser son énergie en prévision des rudesses de l’hiver.

La façade de l’hôpital est propre et claire, mais me fait l’effet d’un cache-misère. Le bâtiment est ancien et son apparence pimpante dissimule mal la vétusté de l’ensemble qui est d’ailleurs promis à une reconstruction prochaine. L’intérieur ne dément pas mon impression : c’est bien entretenu, mais c’est vieux.

La chambre de Lennart donne sur le parc de l’hôpital. Il y fait chaud, trop chaud. Je n’ai pas vu Lennart depuis plusieurs années et Maman se sent obligée de lui rappeler qui je suis.

« Tu te souviens d’Emma ? » Lennart hoche presque imperceptiblement la tête, ouvre la bouche puis la referme. Il m’a reconnue. Maman s’est assise sur la chaise en plastique à côté du lit et lui tient la main. C’est mon grand-père mais d’un seul coup j’ai le sentiment de ne pas être à ma place, de forcer l’intimité de cet homme que je ne connais pas. Je reste debout au pied du lit, j’essaie de paraître détendue, je souris et j’ai conscience que mon sourire a quelque chose d’emprunté, de commercial.

Deux coups discrets à la porte se font entendre, de ceux qui annoncent une entrée imminente et n’attendent pas d’autorisation. La porte s’ouvre et Stina paraît. Grande et mince, elle porte un jean et des baskets, un pull tricoté deux fois trop grand pour elle, qui lui arrive presque aux genoux. Je l’ai toujours vue habillée comme ça. En été, elle troque le pull contre un t-shirt, et c’est tout. Ses cheveux blonds mi-longs sont attachés en queue de cheval, et j’y remarque pour la première fois quelques fils blancs. Maman et Stina se ressemblent beaucoup. Elles ont grandi ensemble, et au-delà de la ressemblance physique, elles partagent également de nombreuses attitudes et expressions.

Stina me serre dans ses bras, à la suédoise, c’est une accolade sans baiser, puis elle s’approche de Lennart.

« Comment te sens-tu ? » Lennart lui lance un regard triste et épuisé. Ses lèvres articulent « fatigué », mais on n’entend qu’un souffle.

Nous restons peut-être une demi-heure, je raconte mon long trajet à Stina, nous échangeons quelques nouvelles de mes enfants et de voisins du village tandis que Maman feuillette un magazine.

Lennart s’est endormi et nous décidons de l’abandonner un petit moment pour aller prendre un café au distributeur et respirer l’air du parc.

Le ciel est d’un bleu parfait, le soleil est presque piquant dans l’air pur. Pourtant, le thermomètre affiche à peine huit degrés. Nos gobelets fument dans le froid, nous nous asseyons sur un banc. Stina me demande une cigarette que je lui offre volontiers. Elle n’a jamais été une vraie fumeuse et se contente de temps en temps d’une cigarette quémandée. Nous fumons en silence et avons toutes les trois la même question à l’esprit : quand ?

L’interne qui suit Lennart s’avance dans notre direction avec un sourire ennuyé. Il nous salue, je me présente. Il nous explique qu’il a examiné Lennart ce matin et nous assure qu’il fait tout pour assurer son confort, mais que cela ne durera plus longtemps. C’est une question de jours, d’heures peut-être.

Nous retournons à la chambre de Lennart, qui est toujours endormi. Il est perfusé car il n’a même plus la force de s’alimenter normalement.

Les heures s’égrènent au rythme monotone de l’hôpital : entrées et sorties des infirmières, nos propres pauses sandwich, café ou cigarettes. Nous faisons en sorte que l’une de nous trois reste toujours dans la chambre avec Lennart, qui émerge de temps en temps de son sommeil pour quelques minutes, avant d’y replonger pour une durée indéterminée.

Il est dix-neuf heures. Lennart entrouvre les yeux, sa main tressaille.

« Lennart, dit Maman, nous allons rentrer à la maison et te laisser dormir. On sera là demain. Lennart articule péniblement Je suis fatigué.

– Oui, Lennart, je sais, tu es fatigué. Repose-toi. »

Lennart ferme les yeux dans un long soupir. Son visage est calme, détendu. Il s’est endormi.

A moins que… ?

Je regarde Stina et lit la même interrogation dans ses yeux. Maman extirpe doucement sa main de celle de Lennart, se penche sur son visage. Elle se tourne vers nous et fait non de la tête en fronçant les sourcils.

« Je crois qu’il est mort. »

Je reste plantée là, Stina sort de la chambre et revient quelques secondes plus tard accompagnée d’une infirmière. Celle-ci prend délicatement le poignet de Lennart, cherche un pouls, puis soulève ses paupières et examine ses yeux. Elle cherche en vain un battement sur son cou, puis se retourne vers nous et dit tout doucement : « C’est fini ».

J’ai du mal à comprendre ce qui se passe. Il est mort, c’est ça ? Il a juste l’air de dormir. Je n’ai jamais vu un mort auparavant, et j’imaginais cela différemment, enfin, je ne sais pas ce que j’imaginais mais certainement pas quelque chose d’aussi paisible, presque banal… Il aurait dû avoir un dernier sursaut, se redresser dans son lit dans un râle et nous dire une belle phrase énigmatique, ou pardon, ou merci, ou adieu qu’est-ce que j’en sais !

J’ai l’impression qu’on va entendre la voix du réalisateur : « Coupez ! On va la refaire. C’était pas assez dramatique. »

Mais non, rien. Il était fatigué, c’est tout. Tellement fatigué qu’il en est mort.

Le médecin, que l’infirmière est allée chercher entre temps, vient lui-même s’assurer que Lennart a bien cessé de vivre. Il nous présente ses condoléances avec un ton parfaitement professionnel, on sent que c’est quelque chose qu’il dit malheureusement trop souvent. Il nous conseille ensuite de rentrer chez nous, d’y passer la meilleure nuit possible en ces circonstances, et que demain sera bien assez tôt pour s’occuper de la paperasserie.

Maman pleure, Stina la réconforte et moi je me sens désespérément nouille.

« Je vais conduire. C’est mieux non ? »

Voilà ce que j’ai trouvé de plus approprié à dire le jour où j’ai perdu mon grand-père

*     *     *

Nous avons passé la soirée chez Stina. Nous avons bu du thé et mangé du Leksandsbröd – du pain croquant – tartiné de ce que les suédois appellent pompeusement du kaviar et qui se résume à une pâte d’œufs de cabillaud qui rappelle un peu le tarama en beaucoup plus salé.

Le début du repas a été silencieux, hébété, puis les mots sont venus, progressivement, à mesure que l’heure avançait. Nous nous sommes confortablement installés dans la véranda de Stina, aménagée en jardin d’hiver. Il fait noir mais la lune est pleine et on distingue vaguement les collines boisées derrière le pré. Parfois, à la tombée de la nuit, des biches ou mêmes des élans s’y aventurent à découvert. La véranda est en bois comme toute la construction ; Stina a choisi de la peindre en vert et blanc pour trancher avec le rouge régional de la maison. Cette peinture rouge si répandue, et qui est devenue un des symboles de la Dalécarlie, est obtenue à partir des résidus de minerai qui subsistent après l’extraction du cuivre de la mine de Falun. Les caillasses sont réduites en poudre et mélangées à de l’huile de lin, de l’eau et du savon noir : ce mélange assure une excellente protection au bois dont est faite l’écrasante majorité des édifices de la région.

Stina vit seule depuis de nombreuses années. Elle a été mariée mais a divorcé assez rapidement. Elle n’a pas eu d’enfants.

Maman a dit « Je ne connaissais pas mon père ». Lennart a toujours été silencieux et renfermé, il vivait dans son monde et personne n’y était invité, pas même sa propre fille. Maman m’a souvent raconté qu’elle était plus proche de Lisbeth, sa tante, que de lui. Lennart a consacré sa vie à son travail, puis sa retraite à ses lectures ; il enseignait le latin, l’italien et le français à l’université de Falun. Plus tard, il a appris seul l’hébreu afin de pouvoir lire la Bible dans sa version originelle, par curiosité historique. Il ne croyait en rien.

Lennart était un ours, un ermite, un original, un érudit qui eût probablement été passionnant s’il avait bien voulu partager ne serait-ce qu’une toute petite partie de ses connaissances.

« Ma mère m’a dit qu’il n’a pas toujours été comme ça, a dit Stina en s’adressant à Maman. Ta mère était comme lui, brillante, solaire. Ils formaient un couple exceptionnel. Quand elle a disparu, il s’est fermé comme une huitre. Il n’a jamais réussi à surmonter la perte de sa femme.

– Je sais ça, a répondu Maman, j’imagine combien ça a dû être difficile pour lui, mais j’aurais bien aimé, quand même, qu’il m’en parle un peu plus. J’étais là, moi ! Est-ce qu’il s’en est rendu compte, au moins ? Tout ce que je sais d’elle c’est grâce à Lisbeth… Mais même elle ne parle pas beaucoup de cette période. Elle a connu ma mère, je crois même qu’elles s’entendaient plutôt bien, et elle est la personne au monde qui connaissait le mieux Lennart. Le peu qu’elle m’en a dit, j’ai dû lui tirer les vers du nez : C’est si loin tout, ça. A quoi ça sert de remuer le passé ? »

Lisbeth, justement. Il va falloir la prévenir. Elle habite à Falun, dans une résidence médicalisée pour personnes âgées. Demain matin nous irons lui annoncer la triste nouvelle. Lisbeth a quatre-vingt-huit ans, elle se déplace difficilement et a besoin d’assistance pour certains gestes quotidiens, mais elle a gardé toute sa tête et a les idées parfaitement claires.


Lisbeth

La résidence de Lisbeth s’appelle Klockar­gården, « le jardin des clochettes », en référence aux fleurs du même nom qui colorent en mauve les parterres du parc au printemps. Mais cela peut également se comprendre comme « le jardin des horloges » et Lisbeth m’a dit un jour que c’était un nom bien trouvé pour une maison de vieux : il lui rappelle chaque jour que son seul ennemi c’est le temps.

Lisbeth, qui connaissait l’état de son frère, n’a pas été surprise. Elle s’y attendait. Elle a dit :

« C’est mieux comme ça. Il n’avait plus la force de rien. Je sais ce que c’est maintenant, d’être seule, je le comprends. Je ne dis pas ça pour toi Stina, bien sûr, tu viens souvent me voir, et vous deux aussi (elle nous regarde Maman et moi), et le reste de votre famille, même si vous habitez si loin… Mais quand j’ai perdu mon Stig, ça n’était plus comme avant. C’est de cette solitude-là dont je parle. »

Stig, le mari de Lisbeth, est mort de sa belle mort, il y a douze ans. Nous étions, mon frère et moi, les petits enfants qu’il n’avait pas eu et il était un peu notre grand-père bis. Nous passions un mois d’été en Suède et pendant ce mois-là, il était tout à nous. Stig nous emmenait pour de longues marches en forêt dont nous revenions les paniers chargés de myrtilles et de girolles, nous escaladions avec lui les collines escarpées des environs juste pour aller admirer un bouleau à la forme bizarre, une souche ressemblant à un troll ou un panorama à couper le souffle comme il en existe seulement en Dalécarlie… Chaque promenade était une aventure.

Parfois, nous partions avec lui pour un tour en voiture, en « safari », juste avant le coucher du soleil, à l’heure où les animaux sauvages sortent timidement des forêts. A nous les élans ! Les soirs de chance, nous apercevions parfois un lynx ou un ours.

Stig avait un atelier attenant à la maison qu’il appelait sa menuiserie. Ça y sentait bon le bois et la cire. Il était doué pour fabriquer toutes sortes de choses : le travail du bois n’avait pas de secret pour lui. Nous avons eu des arcs, des flèches, des petits meubles pour notre Lekstuga[3], des bijoux, des jolies boîtes en écorces pour ranger nos trésors, des petits animaux sculptés…

La clef de la menuiserie était suspendue à un clou en hauteur, juste à côté de la porte, bien en évidence. Son utilité était surtout d’éviter que les enfants y pénètrent et s’y blessent, plutôt que de décourager d’éventuels voleurs. Aujourd’hui, la porte est fermée et la clef est toujours sur son clou. Je ne crois pas que qui que ce soit y ait pénétré depuis douze ans.

Je ne suis plus triste aujourd’hui en pensant à Stig, mais son évocation fait toujours monter en moi une pointe de nostalgie. Je me souviens de ma peine quand j’ai appris qu’il nous avait quittés. Hier Lennart est mort, mais la seule peine que je ressens est liée à celle de ma mère qui vient de perdre son père.

*     *     *

Stina et Maman sont retournées à l’hôpital pour régler les formalités administratives. Je reste seule avec Lisbeth. Je lui propose un tour dans le parc, mais elle préfère rester au chaud. Elle me dit que Lennart va lui manquer et je me dis que renfermé et secret comme il était, ça doit déjà faire pas mal de temps qu’il lui manque, mais je préfère garder ma réflexion pour moi. Je ne connais pas grand-chose à son histoire, je trouve qu’il a été terriblement égoïste et je sais que ma mère en a souffert, mais aujourd’hui tout ce qu’il m’inspire c’est de la curiosité. J’ai envie de questionner Lisbeth sur son frère, sur ma grand-mère, d’ailleurs je n’ai même jamais vraiment compris de quoi elle était morte, mais le moment est mal choisi. Je crois que Maman me l’avait dit, il y a très longtemps, il me semble qu’il y avait quelque chose de pas très clair ou de pas commun dans sa mort, mais aujourd’hui cela m’échappe.

Nous restons toutes les deux assises côte à côte sur le sofa, Lisbeth pleure silencieusement, presque sans larmes. Je passe mon bras autour de son cou, je pose ma tête sur son épaule, comme quand j’étais petite. Je ne dis rien, tout ce qui me vient à l’esprit me paraît idiot et je le ravale. J’ai toujours envie d’en savoir plus sur mes grands-parents et je me creuse la tête pour trouver une entrée en matière pas trop brutale, et en même temps j’ai honte de ne penser qu’à satisfaire ma curiosité alors que Lisbeth est en deuil.

« Est-ce que tu sais où est enterrée ma grand-mère ? Est-ce que Lennart va être enterré auprès d’elle ? »

Lisbeth lève les yeux vers moi et ne dit rien pendant de longues secondes. Elle me fixe, je n’arrive pas à décrypter son expression, est-ce que c’est de la stupeur, de l’interrogation, de la surprise, de la peur ? J’ai l’impression que je l’ai prise de court et qu’elle se demande ce qu’elle va bien pouvoir me répondre.

« Saga.

– Saga ?

– Elle s’appelait Saga. Elle n’est enterrée nulle part. Elle a disparu. Elle a été déclarée morte mais on ne l’a pas retrouvée. Tu ne le savais pas ?

– Non. Tout ce que je sais c’est qu’elle est morte quand Maman était encore toute petite. Mais je ne sais même pas de quoi. Je n’ai jamais demandé, même si je me suis parfois posé la question. J’ai l’impression que ça met tout le monde mal à l’aise quand on aborde ce sujet.

– Ca a été très dur. Ton grand-père n’a jamais pu s’en remettre. Il s’est isolé, enfermé dans sa tristesse. Ta mère était trop petite pour comprendre, elle avait à peine un an quand Saga a disparu.

– Mais elle a disparu comment ? C’était un accident de bateau ou quelque chose comme ça ? Ou un enlèvement ?

– Non, non rien de tout ça. Elle est partie seule en forêt, et elle n’est jamais revenue. Ça arrive parfois, c’est tellement grand la forêt. On peut chercher pendant des mois sans rien trouver. Elle a certainement eu un accident, c’est tout. Pas de chance. C’était tellement triste. Je me suis occupée de ta mère, Lennart était… bloqué. C’est ça, bloqué, sidéré, incapable de quoi que ce soit. C’est pour ça qu’on n’en parle pas. Ça ne sert à rien de remuer tout ça, ça lui a fait tellement de mal. »

Je repose ma tête sur l’épaule de Lisbeth. Ses yeux sont secs maintenant. Elle s’est arrêtée de parler. J’en ai appris plus en quelques phrases que dans toute ma vie.

« Ca va maintenant, Lisbeth. Lennart l’a certainement retrouvée, d’une manière ou d’une autre. »

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[1] Sibylla est une chaîne de restauration rapide très populaire en Suède.
[2] Saucisses servies avec de la purée de pommes de terre et des cornichons à la russe hachés.
[3] Maisonnette en bois pour les enfants.

 

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