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Celui pour lequel j’ai écrit « Réincarnation » devait impérativement débuter par la phrase : « longtemps, je me suis couché de bonne heure. »
J’ai eu l’immense fierté de la voir figurer dans les « coups de chapeau du jury », qui, outre les cinq nouvelles primées, a tenu à distinguer dix nouvelles remarquées.
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Réincarnation
Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. A dire vrai, j’ignorais même jusqu’à l’existence de la nuit et de son obscurité, m’endormant alors que la lumière du jour commençait à peine de baisser et m’éveillant avec le matin. Avais-je seulement conscience de mon sommeil ? Je n’en suis pas certaine. Une nouvelle image apparaissait après ce qui me semblait n’être qu’un clignement d’œil, la faim que je ressentais animalement au creux de mon estomac était juste un peu plus marquée que l’instant d’avant. J’allais donc l’assouvir, fouillant le sol caillouteux et y délogeant goulûment quelques proies que j’appréciais particulièrement.
A certaines époques, l’air se faisait plus piquant et la lumière moins douce, tandis que le sol se recouvrait d’une substance blanche, collante et froide. Je devais alors me contenter, pour toute nourriture, de l’offrande du géant.
Je n’étais pas seule. Nous étions quelques-unes, semblables, partageant la même litière de paille, nous disputant parfois un aliment gigotant ou une place à l’ombre, plus confortable. Notre existence était sans surprise, rythmée par l’apparition régulière du géant. Il n’était pas hostile, ni amical d’ailleurs. Lorsqu’il venait, il s’affairait un moment dans l’abri dont nous disposions puis disparaissait ensuite dans l’autre monde, le monde des géants, que je soupçonnais bien plus vaste que l’espace délimité que nous occupions.
Après son départ, nous découvrions immanquablement une litière propre et fraîche et une réserve de nourriture qui, si elle s’avérait être bien moins goûteuse que les choses fuyantes dont nous nous régalions, avait l’avantage de pouvoir être consommée sans avoir à être chassée.
Nos propres offrandes au géant étaient également prélevées. Nous déposions chacune un peu de nous-même. Cette offrande était nécessaire, nous l’avions appris. Certaines d’entre nous, lasses d’avoir trop longtemps donné, ne parvenaient plus à déposer leur dîme : le géant les emportait avec lui et elles ne revenaient jamais. Nous ignorions ce qu’il advenait d’elles dans le monde des géants, était-ce bon ou mauvais ? Nous n’en avions pas la moindre idée ; d’ailleurs, la notion de bien ou de mal nous était étrangère. Nous oubliions l’existence de ces compagnes à peine avaient-elles franchi la limite de notre domaine.
Le temps a passé, les périodes de sols blancs et celles des proies dans les cailloux se sont succédées, je ressentais moins la faim et l’envie de chasser. Mes offrandes devinrent moins fréquentes pour finalement cesser totalement. Je n’y pouvais rien. Je ne savais plus les créer. Cela ne fonctionnait tout simplement plus.
Alors le géant m’a prise. C’était la première fois qu’il me touchait. Sa patte était chaude et sèche, sa poigne ferme. J’ai aimé ce contact. J’ai compris qu’il n’était destiné qu’à moi. Pas comme les frôlements involontaires de mes compagnes ou ceux, douloureux, de nos disputes.
J’ai franchi la limite du domaine, fermement maintenue contre le géant, me débattant par instinct ou peut-être par l’excitation d’entrevoir enfin l’autre côté. Le géant a traversé un large espace ouvert, puis est rentré dans un grand abri où l’attendaient d’autres géants qui faisaient des bruits étranges avec leur bouche. J’ai été posée sur une surface plate et dure, tandis qu’une patte de géant abattait sur moi un objet brillant qui m’était inconnu.
Pour la première fois de mon existence, j’ai eu conscience de l’obscurité.
* * *
Je m’appelle Abel et j’ai huit ans. Aujourd’hui, en rentrant de l’école, j’ai marché à côté de Sara. J’aime bien Sara. Elle a de longs cheveux roux tressés, des taches de rousseur sur le nez et elle parle toujours avec une voix très douce. Je suis certain qu’elle a la peau douce aussi, mais bien sûr je n’ai jamais osé la toucher. Sara habite la première maison à gauche, sur le chemin des vignes, alors elle s’est arrêtée avant moi. Je n’ai pas osé ouvrir la bouche, d’ailleurs je n’aurais pas su quoi dire : je ne sais jamais quoi dire. J’ai continué jusqu’au bout du chemin, jusqu’à la ferme de mon père. Ma mère avait préparé pour moi un morceau de pain et un verre de lait sur la table de la cuisine. Après avoir goûté, je suis allé nourrir les poules et ramasser les œufs, parce que mon père a dit qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse alors pourquoi pas toi, faut bien commencer un jour, il faut que tu apprennes c’est toi qui t’occuperas de la ferme quand je serai vieux.
Quand je suis entré dans le poulailler tout seul pour la première fois, ça m’a fait drôle. Il y avait une des poules qui restait plantée là, devant moi, avec ses petits yeux ronds débiles, parce que c’est vraiment pas malin une poule, et j’avais l’impression qu’elle me reconnaissait. Et dans ma tête il y a eu comme des souvenirs de poule, j’ai même pensé à un ver, je le voyais très gros et très près et ça m’a donné faim. Et puis plus rien.
Alors j’ai ramené les œufs à la cuisine, j’ai fait mes devoirs, j’ai joué un peu au ballon dans la cour jusqu’à ce que maman m’appelle pour dîner. Ce matin, papa a abattu une vieille poule qui ne pondait plus et maman l’a faite cuire longtemps pour attendrir la viande. C’était bon.
Et comme on était un jour de semaine, je me suis couché de bonne heure.