Tête d’ampoule – Extrait

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Je m’appelle Julie. J’ai neuf ans et comme la plupart des filles de neuf ans, j’aime les chatons et les poneys, j’aime fabriquer des trucs en perles, piquer le maquillage de ma maman pour jouer à la grande et faire rire mon petit frère. Vous voyez, je suis une petite fille tout ce qui a de plus normal.

Enfin, presque. Parce qu’en plus de tout ce que je viens de citer, je me passionne pour tout un tas de choses qui n’intéressent pas du tout les filles de mon âge, comme l’astronomie, le fonctionnement de notre système immunitaire ou apprendre à parler suédois.

Moi, je n’ai pas l’impression que c’est bizarre d’avoir envie de comprendre tout ça : les poneys et les chatons, je les trouve tout mignons, alors j’emprunte des livres à la bibliothèque pour tout connaître sur les différentes races et savoir comment s’en occuper et combien de temps ils peuvent vivre. Les planètes, mon corps, c’est pareil. Quand une chose m’intéresse, j’ai besoin de savoir comment elle fonctionne.

Quand je suis entrée en maternelle, j’avais trois ans, comme tous mes camarades de classe. J’étais bonne élève, je travaillais bien, j’avais plein de copines et j’adorais aller à l’école. C’est à ce moment-là que mon petit frère est arrivé. Il était tout petit, tout mignon, il faisait plein de sourires et je me sentais vraiment grande.

Et puis un jour, quand j’étais en grande section de maternelle, j’ai su lire. Je n’ai pas appris à l’école, c’était encore trop tôt, on n’apprend pas à lire aux enfants en maternelle. Ce ne sont pas non plus mon papa ni ma maman qui m’ont appris. Je ne sais pas comment, c’est venu comme ça, un jour, il y a eu comme un déclic dans ma tête et j’ai compris que les lettres faisaient des mots, que j’arrivais à les lire et que je comprenais ce qu’ils voulaient dire. Alors je me suis mise à lire tout ce qui me passait sous la main, ça allait des sous-titres de la télé à la composition du paquet de céréales, en passant par les publicités qu’on recevait par piles entières dans la boîte aux lettres.

Je n’imaginais pas qu’on puisse apprendre à lire, je croyais que tous les enfants, comme moi, se réveillaient un beau matin en sachant lire et que c’était le signe qu’on était prêt pour la grande école.

Je n’ai pas osé le dire à ma maîtresse, je ne voulais pas me faire remarquer, j’attendais juste qu’elle s’en rende compte, et ça tardait un peu. J’ai commencé à trouver l’école beaucoup moins intéressante qu’avant, parce que tout ce qu’on y faisait était censé nous préparer à apprendre à lire l’année suivante, en CP, et que moi j’avais déjà compris tout ça. Je m’ennuyais.

Heureusement, ça n’a quand même pas duré trop longtemps, la maîtresse a vu que je savais lire, elle a aussi compris que je m’ennuyais en classe et elle a convoqué ma maman.

Ma maîtresse lui a demandé si elle avait vu que je savais lire et j’ai trouvé que c’était une drôle de question parce que ça me paraissait évident, vu que ma maman elle me donnait plein de livres et qu’elle disait que c’était chouette de savoir lire.

À ce moment-là, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait un truc bizarre : ma maîtresse a dit à ma maman des choses que je n’étais pas sûre de comprendre, mais je voyais bien que j’avais fait quelque chose d’anormal. Elle a dit « surprenant », « extraordinaire », « très en avance » et « test de QI ».

Franchement, je ne pensais pas que c’était si compliqué de passer en CP. Quand j’étais passée de la petite section de maternelle à la moyenne, puis à la grande section, j’étais juste passée, il n’y avait pas eu tout ce tralala. Je croyais que pour le CP c’était pareil, mais non. J’ai dû discuter avec ma maîtresse, puis avec la maîtresse de CP, ensuite j’ai vu la psychologue scolaire qui nous a envoyés voir une psychologue spécialisée qui m’a fait faire plein de tests avec des images et des cubes et qui m’a posé plein de questions.

Il faut croire que j’ai bien répondu aux questions parce que la psychologue a dit à mes parents que j’avais obtenu un résultat très élevé, qu’elle allait écrire une lettre pour mon école et que j’étais surdouée.

Voilà, c’était donc ça, j’avais cinq ans et j’étais surdouée. Je ne savais pas trop ce que ça voulait dire, alors mes parents m’ont expliqué qu’être surdoué ça ne voulait pas dire qu’on était meilleur que les autres, mais que dans ma tête c’était fait un peu différemment que dans celle de mes copines et que ça me permettait d’apprendre plus vite. Ils m’ont aussi dit qu’il y avait quelques autres différences, comme d’être très sensible par exemple, mais moi je me sentais juste complètement normale.

Bref, je suis passée en CP. Seulement, j’y suis allée en février, toute seule sans ma classe et avec toutes mes copines qui me regardait bizarrement.

J’étais contente, je m’y sentais plutôt bien, la maîtresse était très gentille et je trouvais ce qu’on faisait en classe beaucoup plus intéressant que ce que je faisais quand j’étais encore en maternelle. Mais pour mes amies, j’étais devenue une grande de CP, et elles n’avaient plus trop envie de jouer avec moi. Je me suis fait deux ou trois copines dans ma nouvelle classe, ça ne se passait pas trop mal, et l’année suivante je suis passée en CE1.

Bon, j’étais en CE1 et j’avais un an de moins que les autres élèves de la classe, mais cela ne se remarquait pas trop, parce que je suis plutôt grande et comme disent les adultes, « bien intégrée ». En plus, c’est une petite école de campagne où tout le monde se connaît plus ou moins, alors ils faisaient attention à moi, la « petite », et tout allait comme sur des roulettes.

Mais justement, comme c’est une toute petite école, il n’y a pas beaucoup d’élèves et les classes sont parfois un peu mélangées : ma classe, c’était un double niveau CE1-CE2. Et comme je comprends vite et que j’ai tout le temps les oreilles ouvertes, j’ai fait mon CE1 sans problèmes, mais j’ai aussi suivi le CE2, puisque j’étais dans la classe et que je ne pouvais pas faire semblant de ne pas entendre ce que la maîtresse disait. Du coup, à la fin de l’année, la maîtresse a dit que j’avais assimilé le programme de CE2 – ben oui, elle l’a dit comme ça, avec ces mots-là – et que si je passais en CE2 j’aurais l’impression de redoubler, que j’allais m’ennuyer et que ce serait mieux pour moi que je passe directement en CM1.

Elle en a parlé à la directrice de l’école, à mes parents, à la psychologue scolaire et à moi aussi bien sûr, parce que je suis quand même la première concernée, et nous sommes finalement tous tombés d’accord : j’allais passer en CM1.

Ça m’embêtait un peu d’être encore une fois obligée de changer de copines, parce que dans les écoles primaires, les élèves n’aiment pas se mélanger : changer de classe c’est presque comme changer d’école, il faut tout recommencer à zéro. Je me demande bien pourquoi d’ailleurs, c’est vrai ça, pourquoi on ne pourrait pas être ami avec quelqu’un qui a trois ans de moins ou deux ans de plus que nous ?

Mais finalement je n’ai pas regretté d’avoir encore sauté une classe, l’année suivante je ne me suis pas ennuyée, j’avais de très bonnes notes, j’ai trouvé de nouvelles amies dans ma nouvelle classe et même gardé une ou deux copines de ma classe d’avant.

Mais la différence commençait à se voir quand même, et parfois, certaines filles ne voulaient pas jouer avec moi et me traitaient de « bébé ».

Moi je ne me sentais pas du tout comme un bébé, je ne comprenais pas pourquoi elles disaient ça, ça me rendait triste, j’avais envie d’être copine avec tout le monde, mais visiblement elles n’étaient pas d’accord. Elles faisaient des bandes, des groupes, et si je jouais avec une fille je ne devais pas parler à une autre parce que ces deux-là ne s’entendaient pas et je devais choisir l’une ou l’autre, mais pas les deux.

Alors j’ai fait bien attention à ne pas me faire remarquer, j’ai continué à bien travailler à l’école, mais pas plus. Je n’avais plus du tout envie de sauter de classe.

L’année suivante, je suis passée normalement en CM2, avec toute ma classe, et s’il y avait encore quelques élèves qui me regardaient de travers, dans l’ensemble ça se passait bien.

Voilà, maintenant que je me suis présentée, que vous me connaissez un peu mieux, je vais pouvoir vous raconter ce qui s’est passé après tout ça. Parce que c’est à partir de ce moment-là que tout est allé de travers.

2

En fait, tout n’est pas allé de travers dès le début : le jour de la rentrée s’est bien passé. Je tiens à le dire parce que j’aime bien que les choses soient précises, si ce que je dis n’est pas parfaitement exact j’ai l’impression de mentir, et je n’aime pas mentir. D’ailleurs, je ne sais pas mentir : une fois j’ai essayé, mais je me sentais tellement mal que j’ai bafouillé, je suis devenue toute rouge, je me suis contredite et bien entendu j’ai été grillée en quelques secondes.

Je suis née au mois de juillet, et quand je suis entrée en sixième j’avais donc tout juste neuf ans.

Comme je suis une petite fille normale (mais ça je vous l’ai déjà dit), j’ai ressenti ce que la plupart de ceux qui entrent pour la première fois au collège ressentent : j’étais à la fois fière et contente, et en même temps j’avais un peu peur. Ça me paraissait très compliqué d’avoir plein de professeurs, de devoir prendre le car scolaire et d’avoir beaucoup de devoirs chaque soir. Enfin, j’imaginais tout ça parce qu’on me l’avait expliqué, je crois que je ne me rendais pas vraiment compte de ce qui allait se passer. J’attendais donc avec impatience le jour de la rentrée, je me disais que ça allait être génial d’apprendre des tas de trucs nouveaux, de me faire plein de copains et de copines, et en même temps je voulais juste que ce jour n’arrive jamais.

Normal, quoi !

Avec mon papa et ma maman, on avait beaucoup discuté, avant la rentrée, parce qu’ils s’inquiétaient un peu pour moi, forcément, vu que le collège est prévu pour des enfants qui ont au moins onze ans.

Au début, ils avaient parlé de m’inscrire dans un collège où il y a une classe spéciale pour les enfants surdoués. Ça m’aurait bien plu, je me disais que ça serait plus facile de me faire des amis parce qu’on aurait de toute façon tous des âges différents et que ça ne serait pas un critère pour décider si on allait s’entendre ou pas. Mais finalement, ce collège était trop loin de chez nous, il aurait fallu que je reste en internat toute la semaine, et ça, c’était hors de question. Si je n’ai pas le câlin de papa et maman quand je me couche, je ne peux pas dormir.

J’ai donc été inscrite dans le même collège que toute ma classe de CM2, dans le village voisin du mien, et c’était finalement assez rassurant de savoir qu’en arrivant là-bas je ne serai pas complètement perdue parmi des inconnus.

Et le jour de la rentrée est arrivé. J’étais là, dans la cour, je me sentais toute petite, mais en regardant autour de moi j’ai vu qu’il y avait quelques enfants aussi petits que moi. Il y avait même une fille vraiment plus petite ! Comme je suis plutôt grande (oui, je sais, ça aussi je vous l’ai déjà dit), la différence d’âge ne se voyait pas.

J’ai donc décidé de ne pas dire que j’avais neuf ans. Je serai une élève de sixième parfaitement normale, à qui on ne demanderait pas son âge, puisque tout le monde sait déjà qu’un sixième, ça a onze ans, ou éventuellement douze, mais seulement après les vacances de Noël. Je vous explique ça parce que l’âge qui est pris en compte pour une année scolaire est celui de l’année civile, ce n’est pas très logique, mais c’est comme ça. J’ai tendance à souvent trouver des choses injustes, ça me rend vraiment triste, et malheureusement quand ce n’est pas logique, ça amène des injustices.

Mais bon, passons. Le directeur du collège a fait l’appel, et j’étais dans la liste des sixièmes B. Il y avait aussi Mattéo, Mona et Lola qui étaient déjà dans ma classe l’année dernière, les autres arrivaient d’autres écoles primaires et je ne les connaissais pas.

La matinée s’est passée tranquillement, on a fait la connaissance de notre prof principale qui nous a expliqué le fonctionnement du collège, les horaires de récré, de cantine, les casiers, enfin tout ce qu’on avait besoin de savoir. L’après-midi, on a visité le CDI – le Centre de Documentation et d’Information – et ça, c’était un grand moment de bonheur. Vous vous rendez compte, on a une bibliothèque pour nous tout seuls ! Personne ne m’en avait parlé, je l’ai découverte à ce moment et j’avais juste « Whaaa génial » qui tournait en boucle dans ma tête et j’imagine que je devais avoir un sourire débile coincé sur ma bouche. Mais bon, ce n’était pas grave, parce que tout le monde regardait la documentaliste qui nous parlait de ce qu’on pouvait trouver et faire au CDI, et je crois que personne n’a remarqué ma tête.

À la fin de la journée, j’ai pris le car, maman m’attendait à la maison avec un gros goûter. Pour ce premier jour de collège, ce sont elle et papa qui ont eu des devoirs et pas moi, parce qu’il y avait au moins vingt feuilles à signer ou à remplir avec des tas d’informations qui ne m’intéressaient pas.

La première journée s’était donc passée sans encombre, il n’y avait pas de raison que ça ne continue pas comme ça. Sauf que…

3

Le deuxième jour, pendant la récréation du matin, j’étais tranquillement assise dans un coin de la cour avec Mona, quand un garçon, un grand qui devait au moins être en quatrième, est venu se planter devant moi et m’a demandé :

« C’est vrai que tu as seulement neuf ans ? »

J’étais embêtée, je n’avais pas pensé que ceux qui venaient de ma classe de CM2 le savaient et que forcément, l’un d’eux avait dû en parler. Je n’avais pas envie que ça se sache, mais comme je vous l’ai déjà dit plus tôt, je ne sais pas mentir, alors j’ai répondu que oui, c’était vrai.

« Alors tu as sauté une classe ?

– Non.

– Attends, tu as neuf ans et tu n’as pas sauté de classe ? Tu te moques de moi ? »

– Tu m’as demandé si j’avais sauté une classe, et je t’ai répondu non, parce que je n’ai pas sauté une classe, mais deux. »

Là, il a éclaté de rire, tellement fort que tout le monde regardait dans notre direction, il m’a dit « t’es trop bizarre, toi » et il est reparti, toujours en rigolant, vers d’autres grands qui se tenaient en groupe un peu plus loin. Ensuite j’ai vu qu’ils parlaient entre eux en riant et en me regardant.

Tout ça parce que j’avais simplement répondu honnêtement et précisément à sa question. Je ne vois vraiment pas ce qu’il y avait de bizarre.

C’est vrai ça, c’est important d’être précis, parce que sinon les gens comprennent de travers et ça crée des problèmes. Et même quand ça ne crée pas vraiment de problèmes, je trouve que c’est super important d’utiliser les bons mots. Par exemple, il y a quelque chose qui m’énerve particulièrement, c’est quand quelqu’un dit un cheval au lieu d’un poney. Moi je rectifie toujours, je dis « ce n’est pas un cheval, c’est un poney ». Et là, généralement, on me répond que ce n’est pas grave, qu’il n’y a pas beaucoup de différence, et que de toute façon j’ai bien compris ce qu’on avait voulu dire. Eh bien non. Je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas du tout pareil. On la voit bien, la différence, pourtant !

Ah oui, ça aussi : une fois, il y avait une amie de mes parents qui était à la maison et elle ne se sentait pas très bien, alors elle a demandé à ma maman si elle n’avait pas un cachet pour la tête. C’est n’importe quoi ! C’est un cachet contre le mal de tête dont elle avait besoin, parce que le cachet, il est pour la bouche. Si tu le mets sur ta tête, il ne soignera pas grand-chose.

Enfin, revenons dans la cour de récréation de ce deuxième jour de collège. Quand le grand est parti, il y avait quelques filles pas loin de nous qui avaient entendu, et elles sont venu me demander si j’avais vraiment neuf ans. J’ai dit oui, j’ai poussé un gros soupir et j’ai regardé le ciel, histoire de leur faire comprendre que je n’avais pas du tout envie d’en discuter. Juste après, la fin de la récréation a sonné et on est retourné en classe.

J’ai été tranquille jusqu’à l’heure du déjeuner, mais quand je me suis assise avec mon plateau à la cantine, j’ai bien remarqué que tout le monde me regardait. Alors j’ai mangé très vite, sans lever la tête, le nez dans mon assiette.

Quand j’ai eu terminé, je suis sortie dans la cour, je voulais juste aller me mettre dans un coin et ne parler à personne, mais il y avait plein d’élèves de différentes classes, des grands surtout, qui avaient l’air de m’attendre. J’ai traversé la cour et je suis allée m’asseoir sur la première marche de l’escalier des profs (celui que nous, les élèves, n’avons pas le droit d’utiliser). Il y a bien des bancs dans la cour, mais ils ont une forme bizarre qui fait mal aux fesses, et de toute façon ils sont toujours occupés.

J’étais à peine assise depuis quelques secondes qu’il y avait au moins huit personnes autour de moi, à me demander si c’était vraiment vrai que j’avais neuf ans. Moi je ne disais rien, je n’avais vraiment pas envie de leur répondre, je les trouvais très grands et je me sentais tout intimidée. Alors ils ont commencé à parler entre eux sans se soucier de moi. Il y en a un qui a dit que c’était vrai, qu’il le savait parce que sa cousine était dans mon ancienne école et qu’elle me connaissait. Un autre disait que ce n’était pas possible, que personne ne peut être en sixième à neuf ans, ou alors seulement les génies, et que je n’avais vraiment pas l’air d’un génie.

D’ailleurs, ça ressemble à quoi un génie ? Moi je dirai bleu et rigolo, comme dans le dessin animé Aladin. C’est clair qu’il a raison, je ne ressemble pas à un génie.

Une fille super grande, avec du rouge à lèvres et de vrais seins, a dit que j’étais mytho et que j’avais dit ça pour me rendre intéressante.

Elle, elle n’avait rien compris du tout. Justement, c’est exactement le contraire. Je voudrais seulement que tout le monde me voie comme je suis, c’est-à-dire une fille complètement normale. Et les filles normales ce n’est pas particulièrement intéressant.

Au bout d’un moment, une surveillante s’est approchée et a demandé :

« Qu’est-ce qui se passe ici ? »

Ils ont tous répondu qu’il ne se passait rien, qu’on ne faisait que discuter, et moi je n’ai rien osé dire, je regardais mes chaussures et j’espérais juste qu’ils allaient vite se disperser et me laisser tranquille. La surveillante n’a pas cherché à en savoir plus, mais elle a quand même vu que j’avais l’air embêtée et leur a demandé d’aller jouer plus loin.

4

Les jours qui ont suivi, l’information a fait le tour du collège.

« En 6e B, il y a une fille qui n’a que neuf ans ! »

Tout le monde ne parlait que de ça, et il y a même des cinquièmes, qui ne savaient pas que c’était moi, qui sont venu me prévenir, parce que visiblement c’était super important que tout le monde le sache. J’ai dit « Et alors ? », et elles ont répondu que je n’étais vraiment pas marrante, que je ne devais sûrement pas la connaître parce qu’une nunuche comme moi ne pourrait sûrement pas être amie avec une intello.

Voilà, le mot était lâché. Intello. C’était la première fois que je l’entendais, mais croyez-moi, ça n’a pas été la dernière. Je ne savais pas ce qu’il signifiait, mais je me rendais bien compte que ça devait être quelque chose de pas très agréable puisque de la façon dont les autres le prononçaient, avec mépris, ils considéraient clairement qu’ils n’en étaient pas eux-mêmes.

Quand je suis rentrée à la maison, j’ai demandé à mes parents qu’ils m’expliquent ce que ça voulait dire et quand j’ai dit « intello », ils ont poussé exactement en même temps un gros soupir et se sont regardés avec une expression qui voulait dire : ça y est, les ennuis commencent.

On a sorti le dictionnaire et on a cherché « intellectuel », dont « intello » est la forme familière. Et on a lu ensemble qu’un intello, donc, c’est quelqu’un qui fait marcher son esprit et qui se sert de son intelligence.

Elle me va bien, cette définition. Pas de problème, je veux bien être une intello. Je dirais même que c’est plutôt un compliment de se faire traiter d’intello, c’est que la personne en face de toi s’est rendu compte que tu n’étais pas complètement débile.

Et puis d’abord, pourquoi ne veulent-ils pas admettre qu’eux aussi, ils se servent de leur tête ? Je n’ai quand même pas atterri dans un collège de poulpes, si ? C’est complètement absurde.

Enfin, admettons. Je me disais qu’une fois que tout le monde saurait que j’ai neuf ans, il n’y aurait plus rien à dire, et que tout rentrerait dans l’ordre.

Les jours suivants, j’ai préféré passer mes récrés au CDI, et j’ai eu la paix. Au CDI, on n’a pas le droit de discuter, on est censé rester au calme, à lire ou à travailler, et ça tombait très bien. Personne n’est venu me parler, j’ai trouvé un livre sympa qui parlait d’une enquête sur un manuscrit volé et je me suis plongée dedans.

On était encore en septembre, il faisait très chaud et très beau, et la cour de récréation a commencé à me manquer. J’ai laissé tomber le CDI (de toute façon j’avais fini de lire mon livre) et je suis allée tranquillement m’installer sur les marches de l’escalier, l’air de rien.

Et ça a recommencé. C’était le défilé. Maintenant, tout le monde savait que j’avais neuf ans, mais ils voulaient le vérifier personnellement. Je ne sais pas ce qu’ils attendaient exactement, peut-être qu’ils voulaient voir si je parlais la même langue qu’eux ou si j’étais vraiment bizarre, mais ils venaient tous me voir. J’en ai eu tellement assez que j’ai crié « laissez-moi tranquille » et je me suis mise à pleurer.

La surveillante est arrivée en courant, elle avait l’air très fâchée, et elle a crié « maintenant, ça suffit ! Fichez-lui la paix, je ne veux plus voir personne autour de Julie ! »

Ça a eu de l’effet, tout le monde est parti, et les jours suivants, à chaque récré, j’ai bien vu que la surveillante – elle s’appelle Sophie – regardait souvent vers moi pour vérifier qu’il n’y avait pas de problème. Personne n’osait venir m’embêter. Seulement, à cause de ça, même ceux avec lesquels je m’entendais bien n’osaient pas s’approcher. J’ai vu ma copine Mona, qui était sur le point de venir s’asseoir à côté de moi, changer de direction après que Sophie lui ait adressé un regard assassin.

Voilà. Personne ne m’embêtait, mais j’étais toute seule. Toute seule !

Sophie voulait certainement bien faire, mais là, c’était trop. J’étais complètement isolée. Alors oui, j’aime bien être tranquille et je préfère rester dans mon coin plutôt que d’avoir des discussions pas intéressantes, mais au bout d’une semaine j’ai trouvé ça vraiment pesant.

Je suis donc moi-même allée vers Mona et Lola, histoire de passer un petit moment avec elles. Mais entre-temps elles avaient trouvé de nouvelles copines, elles étaient en grande conversation et j’ai très vite compris que je n’étais pas la bienvenue.

En moins d’une semaine, j’étais passée de l’extra-terrestre qui intéresse tout le monde à celle avec qui personne ne veut plus parler.

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